L'objet philosophique ne se réduit pas à être ce qu'il est pour l'opinion, une représentation, un concept ou même une idée générale et abstraite de toute réalité, objets auxquels nous serions tous étrangers, mis à part les philosophes qui en auraient l’exclusivité et auxquels les autres hommes pourraient demeurer indifférents. Au contraire, l'objet philosophique change le rapport pratique que nous entretenons avec le monde qui nous entoure. L'idée, par exemple, qu’ un individu ou un groupe d'individus se fait du travail, de la morale ou du respect, change ses rapports au monde et aux autres hommes. Et avec les T.I.C. nous faisons tous cette expérience, même si nous n'en avons pas vraiment conscience. L'idée que nous nous faisons de ces nouvelles technologies, que nous soyons technophiles ou technophobes, dans les différences qui nous caractérisent, change effectivement le rapport que nous entretenons avec le monde et le monde qui nous est contemporain. Mais si elle change bien le rapport que nous entretenons avec le monde qui est là, si elle le signifie et lui donne sens à sa façon, si elle change le monde tel qu'il est pour nous, cette idée ne change en rien, semble-t-il, le monde tel qu'il est là, en soi, devant nos yeux.

Mais allons un peu plus loin. L'objet philosophique se caractérise aussi par l'influence qu'il exerce sur la plupart des autres objets avec lesquels il entre en rapport et même qu'il mobilise. Il peut ainsi aller jusqu'à arranger pratiquement, de manière progressive, l'espace socio-matériel tout entier. Si, à titre d'exemples, la Nature, la Science, le Langage, l'Etat, le Droit ou encore l'Autorité, sont des objets philosophiques classiques, la génétique, la bio-éthique, l'urbanisme, les déchets, l’e-commerce, sont autant d’exemples modernes de ce type d'objets qui vont articuler autrement nos rapports aux autres et au monde. Les Techniques de l'Information et de la Communication sont exemplaires à cet égard. Ainsi, la mise en réseaux des différentes salles d'un établissement scolaire, par exemple, et de celui-ci avec les autres établissements de France comme du monde et avec toute autre forme d'activité humaine, articule de façon nouvelle les rapports des élèves entre eux, et avec l'administration, les professeurs, l’autorité politique du Ministère de l'Education Nationale, mais aussi et plus fondamentalement encore, le rapport que nous entretenons tous avec la connaissance et la culture.

Avançons encore. Ce que nous venons de dire a des conséquences pratiques. Ce qui se joue en profondeur avec l'apparition de ces objets, c’est le bouleversement de nos rapports aux savoirs et aux pouvoirs, à la responsabilité, à l'autorité elle-même. Un exemple ? Dans le domaine de l'éducation, à qui appartient le pouvoir, aujourd'hui ? L'absence de réponse nette à cette question ne serait-elle pas une cause essentielle de la montée de la violence à l'école ? Qui détient le savoir aujourd'hui ? Qui en est le garant ? Quelle est en ce domaine l'autorité légitime ? L'institution ? Le documentaliste ? La communauté culturelle virtuelle ? Ladite "communauté éducative" ? Le politique ? Le cyber-espace ? Ou bien toujours le professeur lui-même, comme nous le concevons encore en France ? Qui peut répondre à ces questions aujourd'hui, immédiatement et sans analyse préalable ? Qui peut dire sans courir le risque de l'à-peu-près ou du n'importe quoi, voire de l'imposture, que pour lui la réponse est évidente ? Personne. Pourtant ces questions sont d'importance et même si nous ne nous les posons pas, nous savons très bien qu'elles ne manqueront pas de se poser d’elles-mêmes tôt ou tard, comme en témoigne, par exemple, l’actuelle demande de restauration de l’autorité à l’école. Or nous savons aussi que les réponses à ces questions ne peuvent provenir que de nous-mêmes, si nous voulons en tant que citoyens garder et augmenter notre liberté de pensée et d'action. Nous savons aussi que plus nous attendrons et plus elles seront difficiles à trouver. En cela, il serait grand temps que nous ralentissions un peu la course folle du « progrès technique » et prenions le temps de réfléchir et de débattre sur les T.I.C..

Encore un effort. Nous sommes même de ceux qui pensent qu'il y a urgence à réfléchir à ce propos, parce que si les T.I.C. arrangent et articulent de façon nouvelle les rapports que nous entretenons entre nous et avec la connaissance, elles en décident aussi déjà bien souvent. Et là, nous devons bien prendre garde que si nous disons oui à la technique, ce soit comme moyen et non pas comme fin.

Pour ces raisons -parce qu'elles transforment, articulent et même décident de plus en plus de choses en instituant un monde, voire le monde-, avec les Technologies de l'Information et de la Communication nous sommes bien en présence d'objets spécifiquement philosophiques.

Mais ce n’est pas fini : les T.I.C. sont-elles des objets philosophiques parmi d'autres, et plutôt moins dignes que beaucoup d’autres, auquel cas nous aurions tort de nous appesantir plus longtemps sur elles, ou bien ont-elles une importance toute particulière, auquel cas il nous appartiendrait d'en préciser la nature, la fonction, la valeur, les enjeux et les perspectives ?

Si, de fait, les T.I.C. sont bien des objets philosophiques à part entière -ce que nous venons de montrer-, elles sont aussi des méta-objets en ce sens que ce sont des objets qui désormais, non seulement changent, arrangent, articulent et décident mais aussi produisent les autres. Ils sont, en effet, ceux par lesquels tous les autres transitent aujourd'hui, sont pensés, se transforment mais aussi s’engendrent. Les T.I.C. ne se situent donc pas dans l'ordre des faits sur le même plan que les autres techniques. En ce sens, nous ne pouvons pas penser les Technologies de l'Information et de la Communication comme n'importe quelles autres nouvelles techniques.

Elles ont aussi une importance toute particulière dans l'ordre des valeurs parce que si elles sont bien des techniques, ce que l'on oublie trop souvent c'est qu'elles sont des Techniques de l'Information et de la Communication, et qu’en cela elles touchent au plus près le langage lui-même. Or, qu'on le veuille ou non, avec les T.I.C. le langage est devenu aujourd'hui une sorte de fabrique de discours autonomes et anonymes, qui existent et disparaissent à différents endroits du globe et à différents moments, et qui sont produits dans des conditions historiques de moins en moins déterminables et sous l'égide d'institutions multiples et diverses, sans être identifiables ni par les auteurs que l'on croit pouvoir leur attribuer, ni par ce qu'ils veulent dire, du fait que maintenant le discours "n'est plus simplement un instrument par lequel des expériences et une culture sont transmises et partagées, même pas non plus l'interface entre le connaissant et le connu, mais ce qui constitue la connaissance humaine", écrit Ian Hacking dans Why Does Language Matter to Philosophy ? Oui, l’intrusion et l'émancipation des nouvelles technologies dans le domaine du langage posent de nouveaux problèmes, anthropologiques notamment, que nous devons examiner et apprendre à résoudre pour mieux nous orienter (jeunes et moins jeunes) dans ce monde qui est là et qui est le nôtre. Nous devons, là encore, prendre le temps d'y réfléchir de manière constructive, efficace et responsable.

Dernier point. Allons plus loin encore. Le philosophe, le sociologue, le psychanalyste, le pédo-psychologue ou le psychiatre, nous apprennent que l'homme est un être de langage (un « animal symbolique »), et que s'il se constitue par le langage il se constitue aussi en lui. Les T.I.C. méritent donc de notre part une attention infiniment vigilante parce que notre réflexion met en jeu la dimension ontologique du langage et, à travers lui, celle de l'homme lui-même.

Si nous ne sommes pas convaincus par ces propos, prenons un peu de recul. Si l'alphabet a été une technique mnémonique qui, en touchant le langage, a produit la Politique, l'Histoire, la Science, le Droit, la Civilisation de l'écriture, bref le monde tel que nous le connaissons aujourd'hui, que vont produire la numérisation, la massification et même l'industrialisation de la mémoire dans le domaine de la Culture ? Qui peut raisonnablement le dire, aujourd'hui ?

Bonne lecture et bonne année à toutes et à tous.